Seize ans, les cheveux d’un noir intense, comme ses yeux, la peau mate, toujours vêtu
d’un tee-shirt sombre et d’un jean, c’était l’Apache. Je n’ai jamais su son
prénom. Son surnom suffisait à tous et à lui-même. Cet été-là, il avait pris
domicile chez l’un des jeunes de Chantelle. Il dormait dans la grange de son
ami, sur un vieux matelas. Il venait des
environs, Varennes peut-être, Creuzier ou Monétay, on ne savait pas trop, de toutes façons il n’était de nulle part,
étranger total et définitif.
Il traînait ses journées avec une demi-douzaine
d’adolescents, calmes, amateurs de balades sans but, de djembé et de cannabis.
Je les côtoyais dans les gorges, au bord de la rivière, ces gentils rêveurs
pour qui j’étais un élément du décor. Si je les croisais en passant sur le
chemin, nous échangions un salut, parfois quelques mots. Quand je pêchais non
loin d’eux, je pouvais les observer, assis autour d’un feu minuscule, faisant
circuler ce que je considérais officiellement comme une grosse cigarette. Il
leur arrivait de venir assister de plus près à ma « non-pêche », je
ne prenais jamais rien ; ils se posaient sur l’herbe ou sur un
rocher ; l’absence quasi-totale d’événements dans mon immobilité de
pêcheur leur convenait tout à fait.
L’Apache était différent.
L’indolence qu’il partageait avec les autres était chez lui passagère.
Dans la journée, il se chauffait lentement, comme un chat, s’imprégnant d’une
énergie subtile, douce, presque soyeuse. Puis, le soir venu, il commençait à la
brûler, il rayonnait d’un éclat diffus, léger, mais de plus en plus manifeste
comme la nuit s’avançait.
Il fréquentait le bar des jeunes, mais il parlait peu, de
choses anodines et il buvait très modérément. Une bière lui durait des heures,
il ne semblait jamais la toucher, même si le niveau du liquide dans son verre
baissait peu à peu. Il restait immobile, assis ou debout au comptoir,
parfaitement égal à lui-même. Le ballet des adolescents autour de lui
contrastait avec son impassibilité, qui n’était pas cependant de
l’indifférence. Il avait un sourire presque imperceptible mais d’une étrange
douceur, comme s’il acceptait le monde dans son intégralité.
Les garçons l’aimaient bien, il fascinait les filles.
Vraiment. Cette particularité fondamentale lui valait des jalousies secrètes.
Il ne cherchait rien pourtant, ni à gagner la sympathie des uns, ni à séduire
les autres. Mais elles ne pouvaient s’empêcher de se confronter à lui, de
s’approcher pour lisser leur beauté contre la sienne, comme deux pierres, la
première petite et vive provoquant l’étincelle sur la masse dure et intègre de
la seconde. Son regard surtout les captivait, les capturait. Elles venaient
s’attacher à lui, de leur plein gré. Au petit matin, il regagnait sa tanière
avec l’une d’entre elles, celle qui avait su patienter, s’extraire des
contraintes extérieures, résister aux rappels de la raison.
C’est ainsi que la fille du menuisier rentra chez elle par
une fin de matinée, ébouriffée, les yeux encore plus bleus que d’ordinaire.
Elle traversa lentement le bourg, transfigurée. Je l’ai croisée ce jour-là. Sa
beauté adolescente irradiait ; elle me salua sans me voir, son sourire
dansant dans l’air derrière elle. Je compris aussitôt que je venais de croiser
l’amour, cet amour irréel mais parfaitement véritable qui peut illuminer une
jeune vie de seize ans. Je compris tout aussi instantanément que de gros ennuis
se préparaient. Ce n’était certes pas son fiancé officiel, le fils du
charpentier, qui avait pu provoquer cet état. Jérémie était un très gentil
garçon, calme, sérieux, avec un peu de prétention justifiée à ses yeux par sa corpulence et son
statut social. Ils se fréquentaient depuis toujours et il était convenu de tout
temps qu’ils se marieraient, dès l’âge légal atteint. Cette planification
tranquille ne pouvait déclencher aucune transe. Non, la belle Mathilde avait
déraillé et, quand je vis l’Apache, quelques minutes plus tard, entrer chez la
Mimi pour y prendre son café du matin, je tins de quoi boucler l’affaire. Ou du
moins son acte un.
* * *
Le soir tomba pour lever le rideau du drame. Cette année-là,
le bar qui avait la faveur des jeunes était celui du haut, chez les Loiseau. Ce
couple sympathique de quadragénaires gérait au mieux l’établissement, café à
toute heure, restaurant le midi. Ils maintenaient avec gentillesse et habileté
une ambiance chaleureuse, festive sans excès. Il leur fallait de l’expérience
et du doigté, car il s’agissait de protéger les plus jeunes sans rebuter les
plus âgés ; la gestion des boissons, alcoolisées ou non selon les clients,
était primordiale. Heureusement les structures des groupes de jeunes
protégeaient des abus. Organisé implicitement par catégorie d’âge, chaque
ensemble interagissait avec les autres, soumis à des règles non écrites mais
strictes, à base de respect et d’initiation progressive. Un adolescent surpris
à brûler une étape était très vite remis dans le rang ou carrément exclu de la communauté.
L’Apache n’était pas venu. Il avait commis un crime de
lèse-majesté en détournant la plus jolie des Chantelloises de l’avenir prévu
pour elle. Les copains de Jérémie, plus que lui peut-être, ne pouvaient
l’accepter. On ne pouvait tolérer qu’un étranger vienne perturber le bon
ordonnancement des choses. Chacun craignait secrètement pour lui-même, si ce
type avait séduit Mathilde, quelle fille pourrait lui résister ? Car
Mathilde était, depuis l’enfance, l’inaccessible merveille, la plus désirée, la
plus fantasmée des filles, si charmante, si sage aussi. Le fracas de sa
trahison avait ébranlé les fondations du monde, il exigeait réparation.
Voilà pourquoi, ce soir-là, régnait une atmosphère de
violence collective. Je ne sais pas s’il s’agit de la contagion culturelle du
cinéma et de la télévision ou d’un phénomène commun à toute société, mais je
ressentais physiquement cette sensation d’un lynchage possible. Les garçons
discutaient entre eux, en groupes compacts refermés sur eux-mêmes. Les filles
chuchotaient, échangeaient des regards furtifs, des petits signes. Moi, au
comptoir, je me sentais exceptionnellement isolé, enfermé dans ma condition
d’adulte ; tout grouillait autour de moi mais j’étais comme cloué,
immobilisé par un consensus unanime : ce qui se tramait ne me regardait
pas.
Quand l’Apache entra dans le bar, de sa démarche habituelle,
calme et souple, le silence se fit total. Temps suspendu, focalisation de tous
les yeux. Jérémie était assis à une table, au fond, en compagnie de cinq ou six
supporters. Après quelques secondes, il se leva. Ses copains voulurent en faire
autant mais, d’un geste de chaque bras, il les en dissuada. « Il est à
moi » déclara-t-il en marchant pesamment vers l’entrée de l’établissement.
Tous les regards avaient pivoté vers lui, il était l’unique mouvement. L’Apache
le fixa, un court moment, puis il se retourna et sortit dans la rue. Jérémie le
suivit, personne d’autre ne bougea.
Nul ne vit quoi que ce soit, certains prétendirent avoir
entendu quelque chose, mais tous purent admirer le nez sanguinolent de Jérémie
quand il rentra, quelques minutes plus tard, dans la salle du café. La masse
rouge de son appendice nasal prenait déjà des reflets bleu-violet, le sang
coulait sur sa bouche et son menton, il se tenait le bas du visage avec la main
et ses yeux étaient presque révulsés. Ses copains se précipitèrent, quelques
filles jouèrent les infirmières. Il se retrouva assis, la tête maintenue en
arrière, un mouchoir sur la figure. Les autres avaient jailli dehors, une
dizaine de gaillards, courant dans tous les sens, mais l’Apache avait disparu. On
patrouilla les rues obscures, la plupart pour dénicher le fuyard et le ramener
pieds et poings liés, d’autres – moins nombreux – pour l’aider dans sa fuite. Pas moyen de
mettre la main sur lui.
Dans le bistrot, Jérémie avait retrouvé ses esprits.
Furieux, son nez couvert d’un bandage approximatif apposé par la patiente
patronne, il ne cessait de répéter son histoire. Il avait été pris en
traître ; alors qu’il ne cherchait qu’à discuter, l’Apache l’avait frappé
par surprise, un coup violent en pleine face, dans le but probable de le
défigurer. Il avait certainement le nez cassé, l’autre devait porter un poing
américain ou pour le moins une bague en acier. Mais ça ne se passerait pas
comme ça, dès demain il allait porter plainte ! Force resterait à la
justice, le maudit traître serait condamné, mis en prison, et il devrait
rembourser l’opération pour son nez, avec des dommages-intérêts, il n’aurait
pas assez de toute son existence pour payer !
Ses copains, de plus en plus nombreux autour de lui à mesure
que le temps passait et qu’ils rentraient bredouilles de leur chasse à l’homme,
le pressaient de prévenir les gendarmes. Mais Jérémie refusait avec obstination
de déranger la maréchaussée. « Le salopard a décampé, il se terre
probablement dans les bois, on le retrouvera demain, au jour, quand il
cherchera à regagner son territoire. » Cette modération me paraissait
sage, mais je ne disais rien. Tout de même, je ne pouvais m’empêcher de penser
que ce drame, qui avait failli prendre une dimension digne d’Homère et
d’Eschyle, virait doucement à la farce, ce qui me semblait à tout prendre
préférable. Heureusement la bonhomie villageoise produisait ses effets.
* * *
Il n’y eut pas de plainte, pas de gendarmerie, pas de procès,
ni prison ni dommages et intérêts. La vie reprit son cours, si ce n’est que la
jolie Mathilde n’épousa pas le gentil Jérémie. Elle quitta bientôt la région
pour s’installer à Paris. Jérémie en épousa une autre et reprit l’affaire
familiale.
Un jour que j’avais fait le plein à une station-service
isolée, quelque part vers Moulins, alors que, pour payer, je tendais ma carte
bancaire, de l’autre côté du comptoir un homme en bleu de mécanicien, les mains
abimées et tachées de cambouis, la prit maladroitement pour l’insérer dans le
lecteur. Je regardai son visage fatigué, marqué, ses yeux très sombres enfoncés
dans les orbites, les cheveux clairsemés mais encore bien noirs :
l’Apache. Il ne me reconnut pas.
Tout était si loin, qu’y avait-il de commun entre cet homme
et le rebelle d’autrefois ? La perfection de ses seize ans avait disparu,
inéluctablement. Je m’en sentais dépositaire, était-ce la beauté d’un être à
son apogée ou simplement celle d’un instant devenu inaccessible ? Je ne dis
rien, repris ma carte bancaire et regagnai ma voiture.
Les Indiens de nos rêves ne vieillissent jamais.